Pour la première fois dans l’histoire de Djibouti, grâce à une mobilisation populaire sans précédent, grâce à l’unité de l’opposition et grâce à une action diplomatique acharnée menée depuis Bruxelles, le rapport de forces qui prévalait en 2013 entre le régime et l’opposition était favorable à l’opposition. Ce rapport de forces a aujourd’hui disparu. Comme certains le redoutaient tellement, il semble que la décision de rejoindre le Parlement et de signer un accord-cadre qui n’a toujours pas été respecté (et ne le sera sans doute jamais) a été fatal. Fatal à cet élan qui a fait si peur au régime et qui avait créé tant d’espoir au sein de la population djiboutienne. En vingt ans, Ismaël Omar Guelleh, l’ancien policier qui est arrivé à la tête du pays par accident et avec le sérieux coup de pouce de son oncle, n’a respecté aucun engagement. Jamais. Il eut été très étonnant qu’il en fut tout à coup autrement.
La semaine dernière à Genève, une nouvelle preuve a été faite de l’absence totale de volonté du président de dialoguer avec l’opposition. Dans un excellent article publié sur HCH24, le Djiboutien Hassan Cher l’explique en revenant précisément sur les enjeux et le déroulement de la Conférence Internationale du Travail qui s’est tenue en Suisse. En lisant l’article de Monsieur Hassan Cher, en consultant les documents officiels et en discutant avec quelques hauts responsables pour vérifier les faits de l’intérieur, on reste stupéfaits ! Car effectivement, une fois de plus, on constate que Djibouti envoie de faux syndicalistes (Mohamed Youssouf Mohamed, Abdou Sikieh Dirieh et Saïd Mahamoud Sougueh) aux réunions internationales officielles de l’OIT ! On constate que Djibouti persiste dans le clonage des syndicats djiboutiens (comme il le fait avec les partis politiques et tente toujours de le faire avec la ligue djiboutienne des droits de l’Homme) ! On constate que Djibouti refuse de présenter les rapports sur la situation des droits de l’Homme exigés par l’ONU ! On constate que Djibouti refuse de coopérer, transmet des documents incomplets et diffuse des informations contradictoires. Bref, c’est la totale !…
L’article de Hassan Cher nous apprend aussi autre chose. Le 09 juin 2015, Habib Ahmed Dualeh et Adan Mohamed Abdou décident tout à coup de retirer de leurs protestations officielles à l’encontre du gouvernement djiboutien, le rapport sur la situation politique et sociale à Djibouti. Un rapport pourtant excellent, objectif, détaillé et critique sur le sort réservé par le régime djiboutien aux droits de l’Homme et bien sûr, à la liberté syndicale dans le pays. Pourquoi retirer ce rapport ? Les deux syndicalistes ont, disent-ils, un accord avec le gouvernement sur ce point. A condition de retirer le rapport qui fâche, Ismaël Omar Guelleh leur aurait promis de régler le différend (très sérieux) qui oppose les syndicats au gouvernement djiboutien depuis… 1995 !
A-t-on bien lu ? A-t-on bien compris ? Hélas oui.
En 2013, en collaboration avec les plus grandes ONG internationales et en particulier avec El Karama qui accomplit un travail exceptionnel, le représentant officiel de l’USN de l’époque en Europe, Ali Deberkale, était parvenu à favoriser l’adoption par l’ONU à Genève d’un autre rapport sans concession et à forcer Djibouti à rendre des comptes. La pression était maximale, le rapport de forces était à l’avantage de la population et la dictature djiboutienne était très opportunément affaiblie sur la scène internationale. Dix huit mois plus tard, deux syndicalistes djiboutiens – dont un haut responsable de l’USN et n°2 du parti politique ARD – négocient avec le régime et acceptent de retirer un rapport essentiel. A la plus grande stupéfaction des observateurs et des autres organisations syndicales présentes à Genève, il faut bien le dire. Et en échange de quoi ? D’une promesse absurde faite par un dictateur. Le résultat ne se fait malheureusement pas attendre : les syndicalistes acceptent de retirer le rapport qui fâche et la délégation gouvernementale disparaît sans honorer son engagement !…
Comment, en juin 2015 et dans le contexte que l’on connait, les deux syndicalistes ont-ils pu tomber dans un piège aussi grossier ? Pourquoi un syndicaliste de la réputation d’Aden Mohamed Abdou a-t-il accepté de faire confiance au régime ? A-t-il agi en syndicaliste ou alors en député de l’USN capable de voter contre son propre camp à l’Assemblée nationale ? Quoi qu’il en soit, les faits qui viennent de se produire à l’OIT ne sont pas anodins. Ils démontrent qu’au sein de l’opposition djiboutienne, certains n’ont pas encore compris qu’il n’y a rien à attendre du président Ismaël Omar Guelleh. Ils démontrent aussi que la stratégie du « dialogue » a atteint ses limites : le dialogue entre le gouvernement et l’opposition n’est plus une option crédible, on ne négocie pas sérieusement avec un dictateur. Au sein de l’USN, plus personne ne peut l’ignorer et, tôt ou tard, il faudra que chacun choisisse clairement de quel côté il se place : l’alternance ou le soutien à la dictature et ses petites compensations individuelles.
Après le Ramadan et les vacances parlementaires qui ne s’achèveront qu’à la rentrée, le président djiboutien entrera en campagne électorale. Il serait salutaire que l’USN se souvienne de la manière dont les choses se sont produites en 2011 (répression, élections truquées, challenger fantoche, soutien intéressé de la communauté internationale…) et réponde prochainement à ces questions : Y a-t-il au sein de l’appareil USN, une majorité claire en faveur d’un changement radical de régime en 2016 ? Y a-t-il enfin au sein de l’appareil USN, une majorité claire qui refuse de croire à la bonne foi d’Ismaël Omar Guelleh ? Sans accord sur la CENI et la reconnaissance du statut de l’opposition (il en sera ainsi), l’USN a-t-elle l’intention de participer aux élections ? Si oui, l’USN a-t-elle l’intention de présenter un candidat unique et une alternative crédible à la dictature ?
La population djiboutienne est en droit d’avoir des réponses à ces questions essentielles. Et le plus tôt serait sans doute le mieux, car la participation à une élection présidentielle (ou alors son boycott), ça se prépare…
Dimitri Verdonck, président de l’Association Cultures & Progrès (ACP asbl)