Le 25 avril 2015, le président burundais sortant, Pierre Nkurunziza, annonce son intention de se re-présenter à l’élection présidentielle qui doit se tenir le 26 juin 2015. La Cour constitutionnelle valide sa candidature mais la décision est controversée et des manifestations se déroulent dans tout le pays. Elles sont sévèrement réprimées et le 13 mai 2015, le général Godefroid Niyombare dirige une tentative de coup d’Etat. Il finit par être arrêté, les manifestations se poursuivent et la répression également. À quelques jours de la tenue prévue des élections, l’Association Cultures & Progrès propose une analyse de la situation et de ses enjeux. Cette analyse a été rédigée sur base d’un entretien téléphonique effectué avec une personne qui vit au Burundi et qui a souhaité garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.
Les manifestations
Contrairement à ce que le pouvoir tente de faire croire, les manifestations n’ont jamais cessé depuis le 25 avril 2015. Elles se déroulent encore, mais sous d’autres formes. Au début de la contestation populaire, les manifestations avaient lieu sur les grands axes et mobilisaient largement. Plus largement qu’aujourd’hui, c’est vrai. Entretemps, il faut rappeler que le régime a très violemment réprimé ces manifestations au cours desquelles les policiers ont tiré à balles réelles ! On dénombre une septantaine de morts et entre 1.200 et 1.300 personnes enfermées. Il y a de quoi calmer l’enthousiasme de leurs familles et de leurs amis. Ceci dit, chaque jour il y a encore des manifestations dans la capitale et dans le reste du pays. Il n’y a malheureusement plus de médias indépendants pour les relater. À Bujumbura, ces manifestations ont désormais lieu dans les quartiers, sur les pistes et sur les axes secondaires, plutôt que sur les principaux axes routiers. Les policiers poursuivent la répression dans ces quartiers où chaque midi trente, à l’heure de diffusion du principal journal parlé de la Radio Publique Africaine (RPA) radio d’abord fermée puis attaquée et incendiée par des éléments de la police, de l’armée et des Imbonerakure lors de la tentative avortée de coup d’Etat, les Burundais font retentir des sifflets dans toute la ville. Il s’agit ainsi de signifier à Pierre Nkurunziza, grand amateur de football, que la fin de la partie a sonné. Dans ces quartiers, les Imbonerakure[1] sont de plus en plus présents et tentent par la violence d’empêcher la contestation de se poursuivre.
Les manifestants
Le travail effectué sur le terrain est très important et l’organistion est très bonne parmi les contestataires qui travaillent par sms et utilisent bien sûr Internet. Il faut savoir que tous les jours, dans les trois langues du pays (Français, Kirundi et Swahili), les informations et les différentes consignes circulent très bien. Chaque nuit, des rondes de sécurité sont également organisées par les habitants pour prévenir les exactions policières et des sbires du régime. Le soutien aux prisonniers demande également une grande organisation et ça fonctionne. Plus de 1.000 personnes enfermées, cela veut dire autant de familles mobilisées tous les jours pour leur apporter de la nourriture. Beaucoup y consacrent toute leur journée et il y a donc en permanence entre 3.000 et 4.000 personnes qui sont exclusivement mobilisées par le soutien aux prisonniers. La nourriture n’est pas seulement un problème pour les prisonniers. Rappelons qu’en temps normal, 90% des Burundais ne font qu’un repas par jour ! Les manifestants et ceux qui sont en première ligne mangent donc très peu et tiennent avec la canne à sucre, un « coupe-faim » qui apporte un peu d’énergie. C’est dire l’état dans lequel se trouve encore le pays, c’est dire aussi la détermination de toutes ces personnes qui manifestent à imposer une alternance démocratique. Cette organisation très efficace est également à l’œuvre en dehors de la capitale, que ce soit à Ruyigi, à Ngozi, à Gitega ou ailleurs.
La situation économique
Depuis le début de la contestation, l’on assiste au ralentissement progressif de l’activité économique qui est aujourd’hui quasi au point mort. Plusieurs facteurs expliquent cette situation et notamment la peur créée par le spectre d’une nouvelle guerre civile. On évoque 110.000 réfugiés burundais partis pour les camps du HCR en Tanzanie, en RDC (Kivu) et au Rwanda. À cela il faut ajouter toutes les personnes qui ont davantage de moyens et sont parties en voiture à Kigali (Rwanda) ou à Kigoma à la frontière tanzanienne, ou alors par avion en Europe, au Canada ou ailleurs. Notons également qu’en plus des réfugiés qui y survivent dans des camps, il y a des milliers de Burundais qui appartiennent à la classe moyenne et vivent à Kigali depuis le début des événements. Bref, au fil des semaines, le pays se vide de ses habitants et des commerçants qui en ont les moyens. L’activité économique doit être aujourd’hui à 20% de ce qu’elle était il y a deux mois. Les Burundais qui restent se retrouvent au chômage et ne perçoivent bien sûr aucune allocation. Cela augmente considérablement le nombre de personnes qui éprouvent des difficultés à se nourrir. Certains ont encore des haricots stockés et ils se débrouillent avec des racines de manioc.
Rappelons par ailleurs que les organisateurs et le les leaders de la contestation populaire ont appelé à boycotter les trois produits qui rapportent le plus à l’OBR (Office Burundais des Recettes) : la bière, la téléphonie et le carburant. Le mouvement est suivi et la perte est sévère, on parle de 35% de recettes en moins par rapport au mois de mai de l’année précédente. En juin et en juillet, cela ira en s’aggravant. Les caisses de l’État ne se remplissent plus et bientôt les fonctionnaires ne seront plus payés. La communauté internationale lève le pied du côté de l’aide internationale dont le pays dépend pourtant directement pour fonctionner. Très vite, il faudra dévaluer la monnaie d’une vingtaine de pourcents. Le système bancaire local va bientôt s’écrouler et le Kenya, la Tanzanie et le Rwanda en profiteront pour racheter les banques de la place.
La situation politique
Dans les dix jours, deux scenarios paraissent possibles. Le premier et aussi le plus souhaitable, c’est que le candidat Nkurunziza comprenne qu’il est isolé et plie sous la pression internationale et en particulier africaine. Sur le plan intérieur aussi, la pression devient très forte et l’attitude adoptée par l’armée aura une importance considérable. En effet, l’armée qui organise sa propre survie se rend bien compte que la situation risque de dégénèrer très vite. Sans carburant et sans arrivage de pièces de rechange nécessaires pour les hélicoptères, les véhicules et les télécommunications notamment, l’armée risque de se retrouver impuissante. Face à cette perspective et à ses conséquences prévisibles, il n’est pas impossible que Pierre Nkurunziza retire sa candidature avant le 29 juin 2015 pour négocier une transition.
Malheureusement plus probable, il existe un deuxième scénario. Pierre Nkurunziza organise, forcément très mal, des élections auxquelles plus aucun observateur international ne veut participer. Sans être validées par la communauté internationale, ces élections débouchent alors sur une situation intenable, avec Pierre Nkurunziza à la tête d’un pays isolé et un risque réel de renversement ou de guerre civile à plus ou moins court terme. Sans le soutien de la communauté internationale et de son aide directe dont le pays dépend quasi entièrement (52 % du budget de l’Etat est financé par la communauté internationale) depuis sa reconstruction, combien de temps pourrait-il tenir ? Pas plus de 3 à 6 mois peut-être, avant que l’armée ne tire la sonnette d’alarme et ne finisse par prendre les choses en mains lorsque le système implosera.
Le pouvoir à tout prix
Au-delà de la satisfaction de sa propre volonté de puissance, la détermination de Pierre Nkurunziza à se maintenir au pouvoir s’explique aussi par les conséquences prévisibles d’une alternance démocratique. À la fin du mois de décembre 2014 à Cibitoke, entre 160 et 180 « rebelles » sont entrés au Burundi depuis le Congo, en traversant la Rusizi. La plupart ont été abattus par les militaires de Nkurunziza. C’est désormais officiel, comme en attestent des photos, des rapports et de très nombreux témoignages. Parmi les rebelles, 47 ont sommairement été exécutés avec les bras ligotés dans le dos, un crime de guerre. Plusieurs ONG ont contribué à établir un dossier à ce sujet et qui est prêt à partir pour la CPI, la Cour Pénale Internationale. Plus récemment, parmi la septantaine de manifestants burundais morts (dont des femmes et des enfants) sous les balles des policiers ces dernières semaines, au moins 15 ont été tués par balles dans le dos. Là encore, il existe des témoignages précis, des photos et des rapports très embarrassants…
Pierre Nkurunziza est donc dans une sorte de fuite en avant que rien ne semble pouvoir arrêter. Peut-être a-t-il tenté de négocier une impunité mais comment aurait-elle pu être viable dans un contexte où la plupart des pays ont signé des Conventions internationales contraignantes. La rumeur évoque une invitation de l’Afrique du Sud adressée au président sortant mais les jours passent et, pour autant qu’elle ait réellement existé, rien ne dit qu’une telle proposition soit encore d’actualité aujourd’hui.
Il faut noter par ailleurs qu’un certain nombre de personnes dans l’entourage plus ou moins direct de Pierre Nkurunziza restent intraitables. C’est qu’elles dépendent directement de son maintien au pouvoir sans lequel elles seraient purement et simplement privées de ressources. Cela concerne environ 2.000 familles qui concentrent un important pouvoir financier grâce auquel elles ces familles tiennent des milliers d’autres familles et de fonctionnaires dans un état de dépendance directe. Pierre Nkurunziza et son entourage s’accrochent donc à un pouvoir réel mais qui leur a sans doute déjà largement échappé. Qu’il tombe en raison de l’isolement imposé par la communauté internationale ou qu’il soit dégagé par l’armée quand elle aura compris ce qui l’attend, l’avenir du président semble dans l’impasse.
Le danger ethnique
Le coût humain de cette situation est la seule chose qui compte aujourd’hui et qui doit nous inquiéter. Sur ce plan, il est un autre danger qui guette, c’est celui de l’ethnicisation des enjeux. De 2011 à 2013, on a dénombré pas moins de 200 à 300 assassinats politiques perpétrés majoritairement entre Hutus. Il s’agit essentiellement d’éliminations d’adversaires politiques par le régime, le plus souvent issus des FNL, de l’UPD et du MSD, les principaux partis d’opposition. Aujourd’hui parmi les manifestants, il n’y a par ailleurs absolument pas une majorité de Tutsis. La question ne se pose pas et il s’agit bien d’une mobilisation citoyenne contre le 3ème mandat. Il suffirait pourtant qu’au cours de leurs expéditions punitives dans les quartiers, une poignée d’Imbonerakure hutus soient accusés d’avoir délibérément tués des Tutsis, pour mettre le feu aux poudres. De son côté, Pierre Nkurunziza pourrait être tenté de préférer cette option aux autres scénarios qui l’attendent. Déjà, le CNDD-FDD laisse entendre que la situation héritée il y a dix ans par l’équipe de Nkurunziza est le triste résultat de quarante années de pouvoir tutsi. Il se dit également de plus en plus que la société civile opposée au troisième mandat est exclusivement composée de Tutsis. Un discours qui ne répond pourtant pas à la réalité de terrain comme en atteste l’activisme de Pierre-Claver Mbonimpa, le président de l’APRODH[2] et qui n’est pas tutsi. Les risques de dérapages sont réels et la mémoire collective est encore très présente au Burundi où aucun travail n’a été mené en profondeur (la Commission Vérité et Reconciliation prévue dans les accords d’Arusha n’est pas encore opérationnelle), au contraire de ce qui s’est fait au Rwanda. Pour cette raison aussi, il est absolument essentiel que la communauté internationale et en particulier les Africains empêchent Pierre Nkurunziza d’aller trop loin.
[1] Ce terme désigne les jeunes (certains ont plus de trente ans) du parti au pouvoir constitués en milices
[2] Association burundaise de protection des droits humains et des personnes détenues