À la veille de la tenue des élections présidentielles sénégalaises dont le premier tour est prévu le 26 février prochain, le président d’ACP, Dimitri Verdonck, a été reçu par Thijs Berman, le chef de la mission européenne indépendante d’observation des élections. Ensemble, ils ont évoqué la situation qui prévaut actuellement dans le pays ainsi que les raisons, les conditions et les enjeux du déploiement d’une telle mission.
En toute franchise mais dans le strict respect de la neutralité à laquelle le contraint sa fonction, le chef de la mission qui participera à l’ouvrage collectif d’ACP sur la situation des droits de l’Homme au Sénégal, a accordé à ACP un entretien préparé par Andy Dupont et dont nous publions ici certains passages. Dimitri Verdonck et Thijs Berman resteront bien sûr en contact dans les semaines qui viennent et au lendemain des élections.
ACP : Thijs Berman, pourquoi l’Union européenne déploie-t-elle une mission d’observation électorale au Sénégal ?
Thijs Berman : Tout d’abord, il faut savoir que la mission européenne d’observation électorale au Sénégal se déploie dans un climat politique tendu. Il y a une contestation vive de la candidature du Président sortant, Abdoulaye Wade. L’Union européenne a donc des inquiétudes au sujet de la stabilité politique du pays, même si le camp de Wade estime que les élections vont se dérouler normalement. L’Union européenne a donc jugé utile d’envoyer une mission d’observation électorale au Sénégal, afin d’assister au bon déroulement des élections, d’observer de façon impartiale et transparente les élections. Cette mission neutre et impartiale est d’ailleurs un moyen de crédibiliser les élections, le Sénégal y trouve donc son intérêt. La mission d’observation est déployée au Sénégal depuis fin janvier. J’ai personnellement déjà été sur place afin de m’entretenir avec le Président Wade, les ministres concernés par le processus électoral et quelques candidats aux élections à venir. Il faut savoir qu’il y a 14 candidats, je n’ai donc pas pu tous les rencontrer, mais j’ai notamment discuté avec Macky Sall et Youssou Ndour. J’ai également veillé à la mise en place de la mission.
ACP : Quelle est la position de la mission par rapport à la validation de la candidature d’Abdoulaye Wade par le Conseil constitutionnel du Sénégal ?
Thijs Berman : Si le Sénégal veut que la décision du Conseil constitutionnel, qui a validé la candidature d’Abdoulaye Wade et invalidé celle de Youssou Ndour, soit comprise et acceptée par tous, il faudra qu’il fasse toute la transparence sur la raison de cette décision. Youssou Ndour n’a pas eu accès à son dossier, il ne sait pas pourquoi uniquement 8 911 signatures sur les 12 936 qu’il avait reçues ont été validées. Il est donc important que chaque candidat ait accès à son dossier. De même, une fois la décision du Conseil rendue, chaque candidat dispose d’un recours effectif de 24 heures. Une fois ce délai passé, le Conseil constitutionnel statue immédiatement. La mission d’observation est en train d’enquêter afin de s’assurer du sérieux et de l’effectivité de ce recours. Cette question sera un point essentiel de notre rapport préliminaire. Il est vrai que cette décision du Conseil constitutionnel est une sorte de présélection, elle a une grande influence sur les élections elles-mêmes.
ACP : La décision du Conseil Constitutionnel est-elle définitive ? Le rapport préliminaire n’aura aucun impact sur cette décision ?
Thijs Berman : Oui, la mission d’observation ne peut intervenir sur ce point. Ceci dit, le Conseil constitutionnel est dans son rôle et il a respecté la loi à la lettre. Cependant, on va analyser les faiblesses, le bien-fondé de cette loi.
ACP : En quoi consiste le déploiement de la mission d’observation des élections ?
Thijs Berman : Il faut d’abord mettre en place la mission du point de vue logistique : cela concerne l’informatique, le transport, etc. Puis, la mission doit prendre contact avec la CENA, la commission électorale nationale autonome du Sénégal. Nous devons aussi nouer des contacts avec la société civile et avec toutes les instances qui permettront de suivre efficacement les élections.
ACP : Quel est votre sentiment sur l’évolution de la situation au Sénégal ?
Thijs Berman : Je ne peux prendre position sur cette question. Mon poste de chef de mission m’impose de rester neutre par rapport à cela. De plus, la situation est quelque peu imprévisible. Selon le Président Wade, la capacité de mobilisation de l’opposition est très limitée. L’opposition, pour sa part, estime qu’elle peut mobiliser la population de façon importante. Cela dit, si les manifestations font plus de victimes, il sera encore plus difficile de prévoir l’évolution de la situation au Sénégal. Chaque victime attise le feu de la contestation et favorise l’apparition de la violence sociale.
ACP : En août dernier, nous avons rencontré des membres du M23 et du mouvement Y en a marre notamment. On sentait déjà que la population était déterminée à s’opposer contre le Président Wade. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Thijs Berman : Il est vrai que la population est en désaccord avec le Président Wade. Les mouvements du M23 et de Y en a marre sont déterminés à agir contre le Président sortant, pour qu’il ne puisse pas briguer un troisième mandat consécutif. Cela étant dit, je ne suis pas au Sénégal depuis assez longtemps que pour connaitre leur capacité de mobilisation.
ACP : La contestation populaire que l’on observe actuellement au Sénégal peut-elle être considérée au regard des évènements du printemps arabe ou est-ce un phénomène totalement différent ?
Thijs Berman : Le printemps arabe a eu un retentissement mondial, c’est indéniable. Les mouvements de contestation qui ont eu lieu en Russie, par exemple, sont sans doute une conséquence du printemps arabe. Néanmoins, la société sénégalaise est très différente des anciennes sociétés tunisienne ou libyenne, qui étaient des dictatures. En Égypte, de même, seul un petit clan avait le monopole sur le pouvoir. Au Sénégal, la société civile est très active et vivante. De plus, il y a une unité du pays, ce qui est d’ailleurs rassurant pour la population. Puis, Abdoulaye Wade a été élu démocratiquement en 2000. Même si beaucoup de personnes voteront peut-être contre lui, même si la contestation est importante, je ne vois pas tellement, pour l’instant, de lien avec le printemps arabe.
ACP : Que fera la mission d’observation électorale si elle repère des fraudes ?
Thijs Berman : Elle fera simplement son travail. D’une part, elle observera la campagne électorale et d’autre part, le jour des élections, elle sera présente dans les bureaux de vote. Si la mission observe des irrégularités dans le scrutin, elle le rapportera. Si le processus électoral se déroule sans aucun problème, la mission le fera savoir également.
ACP : À son retour, la mission d’observation rendra-t-elle des comptes à Catherine Ashton, haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique extérieure ?
Thijs Berman : À son retour, la mission d’observation électorale sera toujours indépendante. Il n’y a qu’une seule personne responsable de toute communication de la mission et de tout le contenu de ses rapports, c’est moi. Madame Ashton n’a et n’aura aucune influence sur la mission. C’est une bonne chose car la mission d’observation n’est pas un instrument politique. Elle est neutre, indépendante et impartiale, son rôle est d’observer les faits et uniquement les faits. De même, les députés européens ont un avis sur la question sénégalaise. Moi-même, j’ai un avis sur cette question mais, en tant que chef de mission, je me dois de garder une posture de neutralité.
ACP : Quelles sont les dates de publication des rapports de la mission d’observation ?
Thijs Berman : Le rapport préliminaire sortira deux jours après le premier tour, aux environs du 28 février. Ce rapport portera sur le processus pré-électoral, sur la campagne électorale. S’il y a une second tour, la mission présentera un second rapport préliminaire. Enfin, le rapport final de la mission sera publié deux à trois mois après les élections.
ACP : Merci Thijs Berman et bon succès dans votre mission.
Thijs Berman : Merci à vous.