À la veille des élections présidentielles de 2011, ACP a souhaité revenir sur la situation des droits de l’homme à Djibouti et donner la parole à des personnalités issues d’horizons très divers pour évoquer avec elles les principaux enjeux économiques, sociaux, politiques et culturels auxquels la société djiboutienne est aujourd’hui confrontée. En prenant les droits de l’homme comme fil rouge de notre ouvrage, il s’agissait de répondre à plusieurs exigences. La première consiste à interroger en toute impartialité, le traitement accordé par la République de Djibouti à la question des libertés civiles et des droits politiques. Le contexte électoral l’imposait mais aussi les signes d’ouverture, même timide, dont pouvait par exemple témoigner la création en 2008 de la Commission nationale des droits de l’homme et l’organisation à Djibouti de plusieurs rencontres de haut niveau visant à leur renforcement. La deuxième de nos exigences consistait à rappeler que les droits de l’homme ne se limitent pas aux seuls droits politiques pour traiter, sous l’angle des droits de l’homme au sens large, d’autres questions qui sont au cœur des enjeux d’aujourd’hui à Djibouti. C’est le cas de la sécurité alimentaire (droit à l’alimentation), de l’éducation (droit à l’éducation), du sans-abrisme (droit au logement) ou de la lutte contre le VIH Sida et les maladies graves (droit à la santé) par exemple.
Enfin, par la publication de cet ouvrage collectif, par la présentation de points de vue différents et même contradictoires, sur la situation des droits de l’homme à Djibouti, nous souhaitions proposer une description fidèle de la réalité. Fidèle, objective et donc forcément complexe. Pour parvenir à cet objectif, nous avons donné la parole à tout le monde. Tout le monde n’a pas souhaité la prendre, à commencer par les autorités djiboutiennes également représentées de diverses manières au sein des associations d’une certaine société civile, à Djibouti ou au sein de la diaspora, et que vous ne trouverez pas ici[1].
Au lendemain de la publication en août 2010 par la Lettre de l’Océan Indien [2] de notre intention d’élaborer le présent ouvrage et d’organiser, au Parlement européen, une conférence sur la situation des droits de l’homme à Djibouti, nous recevions un appel téléphonique de l’ambassade de Djibouti à Bruxelles pour nous entendre dire que Djibouti ferait tout pour nous empêcher de mener à bien ces projets. Nous avons alors préféré prendre directement et officiellement contact avec les services de la présidence. Aucune suite n’a été donnée à nos propositions de rencontre et de dialogue.
La très grande majorité des autres personnes que nous avons contactées ont accepté de nous rencontrer, de nous livrer leurs sentiments et, pour certaines, leur vision parfois très critique de la situation des droits de l’homme à Djbouti. Toutes n’ont pas souhaité que nous évoquions publiquement le contenu de nos discussions et nous avons bien sûr respecté leur choix. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne les représentants des chancelleries étrangères et des organisations internationales présentes à Djibouti ainsi que pour les fonctionnaires ou certains représentants politiques djiboutiens qui travaillent pour et avec le régime du président Omar Guelleh.
Ce sont là des précisions que nous souhaitions apporter car elles renseignent selon nous sur l’objet même de notre interrogation : la situation des droits de l’homme à Djibouti. Tant l’absence de collaboration des uns que l’extrême prudence des autres révèlent qu’à Djibouti, la question des droits de l’homme ne va pas de soi.
En introduction au présent ouvrage, nous comptions d’abord vous parler des conditions dans lesquelles a eu lieu en 2010 la modification constitutionnelle qui permet aujourd’hui au président, ismaël Omar Guelleh, de pouvoir briguer un troisième mandat qu’il est certain de gagner. Nous comptions également rappeler qu’à la veille de son deuxième mandat, dans les pages de l’hebdomadaire Jeune Afrique, il disait lui-même : « Je respecterai la Constitution. Même si on me pousse à la modifier, je ne céderai pas sur ce point. Je n’écoute pas ces courtisans qui vous disent : C’est vous ou le chaos. J’irai jusqu’au bout de mon mandat, en 2011. Puis je me retirerai. Douze ans, c’est beaucoup. Je ne souhaite pas que la fonction m’use ou me grise. Je ne mourrai pas au pouvoir. »[3]. Nous avions bien sûr aussi l’intention de souligner ironiquement que les courtisans avaient semble-t-il eu raison d’Omar Guelleh.
Nous comptions ensuite interroger l’attitude de l’Europe et en particulier de la HR/VP[4] Catherine Ashton qui s’est exprimée dans un communiqué, publié le lendemain de la modification constitutionnelle, pour féliciter l’État djiboutien d’avoir inscrit dans la Constitution une loi entérinant de manière définitive l’abolition de la peine de mort, sans dire un mot des conséquences de cette modification pour la présidentielle de 2011 et les suivantes.
Nous avions l’intention de rappeler plus tard que Djibouti figure aujourd’hui à la 155ème place sur les 182 que compte le classement opéré par les Nations Unies en matière de développement humain[5], ce qui en fait un pays où l’on vit mieux qu’en Afghanistan ou qu’en République démocratique du Congo mais où l’on vit plus mal qu’en Haïti, qu’au Soudan ou que dans 152 autres pays du monde ! Nous souhaitions bien sûr rappeler qu’à Djibouti la majorité des enfants vivent dans une pauvreté abjecte[6] selon les termes employés par la représentante de l’UNICEF sur place. Nous pensions informer notre lecteur du fait que plus de la moitié des enfants sont sans abris dans la capitale et 9 enfants sur 10 en milieu rural !
Finalement, nous n’irons pas plus loin dans cette voie car au fil des pages qui suivent, vous retrouverez tout cela. Vous retrouverez les terribles constats mais aussi les intérêts en jeu et la difficulté de les concilier. Vous retrouverez aussi la frilosité des uns et le courage des autres. Vous retrouverez enfin tout ce qui fait que la situation des droits de l’homme à Djibouti est complexe, comme sont complexes les relations entre les gens et les relations entre les États. En bref et pour dire les choses le plus simplement du monde, pour peu que vous accordiez foi aux propos tenus par les personnes qui s’expriment ici et que vous sachiez parfois lire entre les lignes, vous constaterez assez rapidement que le traitement accordé par les autorités djiboutiennes à la question des droits de l’homme est révoltant, comme l’est d’ailleurs l’attitude complaisante de la communauté internationale et en particulier de l’Union européenne sur ce point. Vous constaterez également que ce n’est pas tout de le dire et de le prouver. Dire qu’une situation est révoltante ne suffit pas à la rendre plus acceptable.
Est-ce le rôle d’ACP de dénoncer les violations faites aux droits de l’homme à Djibouti ? Nous pensons que oui et que notre liberté d’expression doit notamment servir à cela. Le rôle que nous nous fixons ne s’arrête cependant pas là et ce qui nous importait réellement en publiant ce livre, n’était pas tant de dénoncer ce qui n’allait pas à Djibouti sur le terrain des droits de l’homme. D’une part il s’agissait de sensibiliser le plus largement possible l’opinion publique européenne sur ces violations avec la complaisance coupable de la communauté internationale et de l’Union européenne en particulier. D’autre part, sur base des faits dénoncés, il s’agissait de confronter les points de vue et d’envisager concrètement les solutions possibles pour faire en sorte que la situation s’améliore !
En refusant de dialoguer avec nous, les autorités djiboutiennes ont d’abord donné raison à toutes celles et ceux qui leur reprochent une manière archaïque et non démocratique d’exercer le pouvoir. Ensuite, elles se sont privées de l’occasion de nous aider à dépasser avec leur concours, le stade de la dénonciation. Qu’à cela ne tienne, avec les éléments contenus dans le présent ouvrage, nous espérons avoir quand même contribué à dégager des pistes utiles pour permettre un jour au régime djiboutien de changer de cap sur le terrain des droits de l’homme. Le régime actuel ou celui qui sera tôt ou tard amené à lui succéder. Avec la chanteuse djiboutienne Neima Djama, nous pensons que rien n’est éternel. Pas même les dictatures les plus sévères ou d’apparence les plus fortement soutenues par la communauté internationale. Les événements qui touchent les pays arabes et du Maghreb sont là pour nous le rappeler.
Pour être constructifs, nous avons identifié, dans la sphère de compétences d’ACP, deux types d’action que la Commission européenne devrait prioritairement soutenir. Il s’agit d’une part de la promotion effective des droits de l’homme et du renforcement de la société civile. D’autre part, il s’agit de l’instauration d’un véritable dialogue politique entre l’Union européenne et Djibouti.
À l’heure actuelle à Djibouti, les droits de l’homme sont bafoués, c’est évident. La société civile, la vraie, celle à qui l’on reconnaît le droit d’agir et de s’exprimer librement, n’existe pas. Parler des droits de l’homme y reste un tabou et nul n’est sensé critiquer le régime pour le traitement qu’il leur accorde. Daher Ahmed Farah, Jean-Paul Noël Abdi ou Adan Mohamed Abdou par exemple, sont d’ailleurs là pour nous le rappeler. Implanter « l’esprit de la société civile » est dès lors une urgence à Djibouti. Et pourquoi pas en s’appuyant sur les syndicats, eux qui, malgré la répression sévère dont ils font l’objet, sont peut-être les seuls à pouvoir exercer une forme de liberté, avec le soutien notamment de la Confédération syndicale internationale (CSI), de l’Organisation mondiale du travail (OIT) et de la FIDH ?
Il y a un an, la Commission européenne installait à Djibouti une véritable délégation comme il en existe dans les pays avec lesquels elle entretient des relations étroites et privilégiées. Pour ACP et comme le souligne Louis Michel dans ce livre, il est absolument indispensable que le renforcement de la présence européenne à Djibouti, s’accompagne d’un renforcement des exigences européennes à l’égard du régime en matière de respect des droits de l’homme. Il ne pourrait en être autrement.
Il y a encore quelques mois, on sait que le régime djiboutien n’était pas vraiment intéressé par le dialogue politique qui, une fois entamé, sonnerait à terme la fin des nombreuses pratiques qui violent trop clairement nos droits les plus fondamentaux. Faute de moyens financiers, souffle-t-on ça et là, la République de Djibouti ne serait par ailleurs pas vraiment en mesure de mener ce dialogue qui nécessite une infrastructure technique et administrative appropriée. Rappelons seulement que Djibouti ne manque pas de revenus, ce qui pose problème c’est leur redistribution. Moyennant quelques efforts de part et d’autre, il devrait dès lors être possible de soutenir un tel dialogue.
Encore récemment, le président de la République de Djibouti a demandé aux responsables de la force Atalanta de lui donner de l’argent en échange du travail de surveillance effectué par ses gardes côtes. Il nous est d’avis que c’est typiquement le genre de demande qui pourrait être rencontrée en échange d’avancées concrètes sur le terrain du respect des droits de l’homme et du renforcement de la société civile.
Jusqu’ici, la Commission européenne a essentiellement financé de l’infrastructure à Djibouti. Ce fut par exemple le cas dans le cadre de la construction de la toute nouvelle route qui relie le port de Djibouti à l’Éthiopie voisine. Aujourd’hui, ce sont essentiellement des Éthiopiens qui empruntent la route et si bien sûr cette route génère de nouvelles recettes via l’augmentation de l’activité portuaire, il reste à voir – et la Commission européenne ne le voit pas – si ces recettes sont redistribuées dans un souci de satisfaction de l’intérêt général ! Quoi qu’il en soit, au titre du dixième FED[7], pas une action de la société civile n’a été financée et lors des négociations effectuées dans le cadre de la revue à mi-parcours de ce fonds, Djibouti a bien évidemment demandé de rediriger l’argent disponible vers de l’infrastructure… Récemment un appel à projets a bien été soutenu par Europeaid mais comme le souligne Alain Hutchinson, les trois associations retenues[8] font partie de ces associations non gouvernementales… gouvernementales, comme on dit à Djibouti.
« La situation de mon pays ressemble à un immense gâchis », nous a dit l’écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi lors de son dernier passage à Bruxelles. Nous ressortons de plusieurs mois de travail sur la question des droits de l’homme à Djibouti avec la même impression. Nous en ressortons également avec la conviction que cela pourrait changer avec l’appui de l’Union européenne qui porte un projet et des valeurs qui lui imposent d’agir. En tant que premier bailleur de fonds à Djibouti, l’Union européenne est en mesure de négocier avec l’assurance d’être écoutée. Pourquoi ne pas enfin en profiter pour mettre sur la table des questions aussi essentielles que la promotion effective des droits de l’homme, l’émergence ou le renforcement de la société civile et la poursuite d’un véritable dialogue politique ?
Dimitri Verdonck, Président d’ACP
[1] Cela ne veut pas dire bien sûr que toutes les associations ou les personnalités djiboutiennes absentes de notre ouvrage seraient des soutiens du régime actuel, loin s’en faut.
[2] La Lettre de l’Océan Indien n° 1291 – 28/08/2010
[3] Propos recueillis pour Jeune Afrique, le 11/05/2004 à Djibouti par François Soudan.
[4] Haute Représentante des Affaires extérieures et de la Politique de Sécurité de l’Union européenne et Vice-Présidente de la Commission européenne
[5] 33ème sur les 50 PMA
[7] Le FED (Fonds européen de financement) est le principal instrument de financement de la coopération européenne au développement des pays ACP
[8] L’Association des Femmes de Tadjourah, présidée par la députée Hasna Hassantour a reçu 86.230 euros, l’Association djiboutienne pour l’équilibre et la promotion familiale a reçu 93.827 euros et l’Association de femmes d’Ardo a reçu 80.360 euros.